Où habitons-nous ? Exemple de la cabane de Thoreau

Henry David Thoreau (1817-1862) est américain, même s’il se définissait d’abord comme « un homme, avant d’être américain » ; ce qui révèle sa volonté d’universalité. Et, de fait, tout ce que sa vie et son œuvre mettent en lumière nous concerne tous, dans notre humanité commune. Il fut à la fois penseur, poète et naturaliste. Son ouvrage La Désobéissance civile a inspiré Gandhi, ou Martin Luther King.

En 1845, il décide de s’installer à l’écart de sa ville, Concord. Il bâtit, près d’un lac, une cabane en bois, qu’il habite durant deux ans. Là, il mène une expérience, au contact de la nature. Il opère un retour à un mode de vie simple. Il produit aussi un travail de réflexion, consigné dans Walden ou la vie dans les bois, le plus connu de ses ouvrages. Ses thèmes principaux sont la nature, la vie ou l’économie. Thoreau est également un précurseur en matière d’écologie.

Et en ce qui concerne notre manière d’habiter ? Eh bien, Thoreau faisait des propositions fortes intéressantes …


La maison rêvée

Thoreau évoque, dans Walden, la cabane qu’il a construite. C’est un rêve qui le guide et, dans un long passage, il exprime ce rêve. Découvrons ce texte, que j’ai réorganisé, et que je citerai.

Quels sont les critères matériels qui définissent cette habitation ?

Elle doit être « bâtie avec de solides matériaux, sans fioritures tarabiscotées ». D’emblée, Thoreau opte pour une construction solide, et simple. Dans sa référence aux « fioritures tarabiscotées », ironique, on perçoit son rejet du superflu : « une maison qui contient tout l’essentiel d’une maison mais rien qui nécessite le moindre entretien ». Il s’agit – et cela vaut pour lui, dans tous les domaines, – d’aller au plus authentique. Thoreau emploie l’adjectif « rustique », et renvoie même au primitif : « une maison caverneuse, où il faut brandir une torche au bout d’une perche pour en voir le toit ». Je rappelle ici que cette description relève de l’utopie : un lieu idéal où trouver le bonheur. Cette maison-cabane « n’inclut qu’une seule pièce, une vaste salle ». Thoreau refuse l’idée d’un espace morcelé en plusieurs pièces. On doit y éprouver le sentiment d’avoir de l’espace. De plus, c’est « une maison où l’on est de plain-pied dès qu’on a ouvert la porte extérieure, sans plus de cérémonie ». Thoreau fait disparaître la limite dedans/dehors. On doit se sentir « dans les bois », que l’on soit dedans, ou dehors. Enfin, on ne s’y protège pas du regard des autres : « une maison dont l’intérieur est aussi ouvert et visible qu’un nid d’oiseau ». La comparaison est jolie !

Ce qui ressort donc de ces premiers éléments, c’est la volonté de créer un habitat naturel, en quoi Thoreau, avec sa cabane idéale, préfigure l’éco-habitation contemporaine.

Les apparences comptent-elles, pour Thoreau ?

Fort peu ! Pour lui, la raison première de l’habiter, c’est de pouvoir « se tenir à l’abri de la pluie et de la neige ». Donc : habiter / abriter, d’abord. Pouvoir satisfaire les besoins primaires : « se laver, manger et dormir ». Thoreau insiste énormément sur la fonctionnalité de la maison : « où l’on peut voir des choses aussi indispensables qu’un tonneau ou une échelle, aussi pratiques qu’un placard, et entendre bouillir la marmite, et présenter ses salutations au feu qui cuit votre dîner et au four qui cuit votre pain, où le mobilier et les ustensiles nécessaires constituent les principaux ornements ». De l’utile, encore de l’utile, toujours de l’utile ! Il faut que la maison soit tout à la fois : « garde-manger, salon, chambre, entrepôt et grenier », en une salle pièce !

Toutefois, Thoreau ne sacrifie pas tout à ce critère-là. Il veut que, « au premier regard, on embrasse tous les objets dont on peut avoir besoin », mais aussi, « tous ses trésors ». Petite notation qui renvoie à l’intime. Et Thoreau évoque encore, à sa manière, un rapport spirituel au lieu, « où les nobles poutres se dressent pour recevoir vos hommages, une fois que vous avez manifesté votre respect au Saturne prosterné d’une ancienne dynastie en franchissant le seuil ». Utilité, intimité, et une certaine spiritualité : Thoreau se prononce en faveur d’un habitat exprimant un retour à des valeurs authentiques. N’oublions pas qu’avec sa cabane, il a voulu se mettre à l’écart du mode de vie citadin de ses concitoyens.

Il apparaît, enfin, que la maison, telle que Thoreau la conçoit, n’est absolument pas le lieu d’un repli sur soi. Il accorde une place considérable à la pratique de l’hospitalité : « une maison où le voyageur peut » satisfaire ses besoins, « sans avoir besoin d’aller plus loin ». Il ne doit surtout pas passer son chemin … Thoreau va même beaucoup plus loin : « où l’invité se voit offrir toute la liberté de l’espace intérieur, au lieu d’être soigneusement tenu à l’écart des sept huitièmes de celui-ci, enfermé dans une cellule bien définie et sommé de s’y sentir comme chez lui – dans sa prison solitaire ». On entend bien tout ce qu’il y a de critique, voire de moqueur, dans ces propos.

Nous retiendrons que la maison idéale de Thoreau fait place à autrui.

Comment Thoreau en est-il arrivé là ?

Le rapport qu’il entretenait avec ses semblables était très particulier : « J’ai passé quelques trente années sur cette planète (il avait 28 ans au moment de l’expérience de Walden) et je n’ai pas entendu la première syllabe d’un conseil valable, ou seulement sincère, venant de mes aînés. Ils ne m’ont rien dit, et sans doute ne peuvent-ils rien me dire d’utile. La vie s’offre à moi, un champ d’expérience que j’ai à peine exploré ; mais leurs propres tentatives ne me servent de rien ». Le rejet est violent et pourrait apparaître comme une manifestation d’orgueil, si l’on ne possédait pas le témoignage des expériences vraies de Thoreau que représente Walden.

C’est de là qu’il tire ses convictions. « Nous aurions avantage à mener l’existence primitive des premiers pionniers, sans quitter toutefois les apparences de la civilisation, au moins pour apprendre à quoi se réduit fondamentalement notre nécessaire de vie ». Le passage est éclairant. Il permet de comprendre, d’une part, que l’expérience de Thoreau s’enracine dans le modèle américain des premiers pionniers, et d’autre part, qu’il s’agit d’entreprendre une expérience temporaire, lui-même n’étant resté que deux ans dans les bois.

« La vie dans les bois » propose une expérience pédagogique. « Quand un homme est réchauffé, que veut-il de plus ? Certainement pas davantage de chaleur, ni une nourriture meilleure et plus abondante, des maisons plus vastes et plus magnifiques, des vêtements plus beaux, et ainsi de suite. » Thoreau fut l’ami de Emerson (1803-1882) et, comme lui, à la recherche d’un perfectionnisme moral. Aujourd’hui, on pourrait rapprocher la leçon qu’il donne de celle de Pierre Rabhi, dans son essai sur « la sobriété heureuse ». Au fond, c’était déjà le vœu de Thoreau : qu’on redécouvre un mode de vie, ramené à l’essentiel, y compris au niveau de l’habitat.


Eloge du contentement

Nous qui sommes immergés dans la société de consommation, et parvenons difficilement à nous en extraire, ne pouvons pas ne pas être percutés par la lecture de Thoreau, notre contemporain ! Il est très proche de tendances modernes, du New Age à « la tribu nomade », – mode de vie alternatif proposé par Nans Thomassey et Guillaume Mouton, – en passant par Pierre Rabhi. Vivre autrement ; habiter autrement, parce que l’on choisit de revenir à l’essentiel.

Cette ambition, si elle n’est pas poussée trop loin, est conforme à la vocation première de l’homme, selon la Bible : vivre en un jardin, l’Eden, et en devenir le gérant et le gardien, mission à laquelle il a failli. Cette vocation première de l’homme est rappelée dans les Evangiles par Christ, ne cessant de mettre en garde les riches et exhortant plus à la pauvreté qu’à l’accumulation des richesses. L’apôtre Paul, quant à lui, écrivait au jeune Timothée : « C’est une grande source de richesse que (…) le contentement de ce que l’on a » (1 Timothée 6:6).

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Contributeur

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