Nous considérons comme des évidences tout ce qui fait notre quotidien. Mais notre quotidien de citoyens d’états-nations, protégés par des droits, ne ressemble en rien à celui d’un migrant, se retrouvant sans patrie, ou d’un « SDF ». « Habiter » peut être considéré comme un privilège. La question de l’habiter est  passionnante, parce que révélatrice de ce que nous sommes.

Partons de la définition du verbe « habiter » dans le dictionnaire Larousse : « Avoir sa demeure, sa résidence en tel lieu ». Elle est insuffisante. Je souhaite aller plus loin dans cet article, alimenté par la lecture de l’essai, foisonnant, de Benoît Goetz : Théorie des maisons, paru chez Verdier, en 2011.


Le non-habiter, que faut-il entendre par là ?

Le non-habiter est une exposition au Dehors. Benoît Goetz se réfère à la notion de « l’existence nue », si importante dans la pensée philosophique de Jean-Luc Nancy (1940-2021). Il affirme : « L’existence nue littéralement manque de l’abri qui serait tout près de l’accueillir. ». Qui est dans cette situation ? Celui qui se heurte à ceux qui ne l’accueillent pas, comme le migrant, ou le « sans-abri », fort bien nommé. La spécialiste de philosophie politique, Hannah Arendt (1906-1975), parlait des parias, dont les Juifs sont le meilleur exemple.

Existe-t-il un prototype de ce non-habiter ? A cette question, je répondrai positivement, en me référant aux camps de la mort. Le « block » n’était ni un abri, ni une habitation. En voici une description, tirée du témoignage de Primo Lévi (1919-1987), Si c’est un homme :

Le passage est très intéressant. Il suffit pour percevoir la scission entre un espace d’habitation, meublé, décoré, accueillant ; celui des responsables, et un espace de non-habitation, de non-humanité, pour entasser un maximum d’individus, comme des animaux. Selon Benoît Goetz, « Le non-habiter serait un phénomène purement négatif, débouchant sur l’intenable, l’intolérable, l’im-monde. » Le camp est donc l’espace de « l’im-monde ». En référence à Arendt encore, j’entends par là, un espace qui ne fait pas monde. Un espace contraire à l’idée même d’un monde commun, dont la construction est, selon elle, la définition même du politique.

Contraindre l’autre au non-habiter, c’est faillir à sa vocation d’être humain, en refusant d’être responsable d’autrui, et de construire un monde commun.


L’habiter

Une fois encore, contre l’évidence, posons-nous la question de l’habiter, avec Benoît Goetz. « Du point de vue de la compréhension, écrit-il, on s’aperçoit vite qu’on se trompe en identifiant l’habiter au fait de s’abriter. » Pensons aux prisonniers des camps, les « häftlinge ». Les blocks étaient pour eux des abris, mais en aucun cas des habitations. Dans l’opposition constatée entre les pièces réservées aux responsables et leurs dortoirs, on voit bien que « les équipements (…), et jusqu’aux décorations les plus simples comme la peinture des murs, relèvent de cette opération de marquage de la présence et donc de la représentation de soi. » (Benoît Goetz). On habite quand le lieu devient significatif de notre présence, dans l’espace, et à nous-mêmes.

Habiter n’est pas nécessairement lié à la sédentarisation. Rester, et bouger, sont deux modes possibles de l’habiter. Ainsi, la résidence est-elle intermittente ? Le nomade habite, lui aussi, à sa manière. Le désert n’est pas forcément un Dehors. « Tout habiter (…), précise Benoît Goetz, comporte une maison, serait-elle mobile. La tente du nomade… ». Habiter, c’est donc se tenir dans un Dedans. L’essayiste propose une série de critères de la maison. J’en retiens cinq, que j’ordonne à ma manière :

  1. La maison est une architecture.
  2. La maison est un espace de sécurité.
  3. La maison est une série de biens rassemblés.
  4. La maison est un lieu de solitude ou bien de mise en relation des personnes.
  5. La maison est liée à une rythmique : partir / revenir.

Il est aussi intéressant de relier les termes d’ « habitat » et « habitude » : l’habitation est un lieu où l’on développe des manières de vivre. Benoît Goetz a raison : « C’est l’habiter (…) qui construit une maison… ». Moi j’aime parler de « maison intérieure ». Lorsque celle-ci n’existe pas, il ne reste qu’un Dedans, qui abrite, sans âme, c’est-à-dire sans le témoignage d’une présence.


De la maison à la maison de pensée

Le basculement du thème de « la maison » dans celui de « la maison de pensées » est fondamental dans tout l’ouvrage de Benoît Goetz. L’auteur se réfère à Martin Buber, grand penseur juif (1878-1965) : « Selon Martin Buber, toute pensée ne constitue pas de « maison ». Il y a des pensées qui dessinent un monde inhabitable, ou, plus précisément, il y a des pensées qui ne « font pas monde ». Benoît Goetz approfondit le parallèle : « Une maison philosophique est une manière d’habiter ou d’inhabiter le monde transmise par une pensée. On peut donc parler de la maison d’un philosophe alors même qu’il ne parle ni d’architecture ni même d’espace. On dira que « maison » est quasiment synonyme de « monde ». » Je rappelle encore ici que, selon Arendt, il n’y a de « monde » que si l’on respecte la pluralité des êtres humains, et que, avec nos différences, on cherche à bâtir un espace commun. La « maison » de pensées est fondée sur une volonté (politique / éthique / spirituelle) d’être ensemble.

Nous terminerons cette réflexion en nous interrogeant sur la pensée chrétienne : l’homme y est-il destiné à avoir une maison ? Le Christ se définit lui-même comme « le sans-maison » : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » (Matthieu 8 :20). Il n’est donc pas étonnant qu’il en soit de même, lorsqu’il est question des croyants, dans les épîtres du Nouveau Testament. Ils sont qualifiés d’ « étrangers et résidents temporaires sur terre » (Hébreux 11:13) ou bien d’ « étrangers et voyageurs » (1Pierre2:11). Le deuxième terme, à chaque fois, est synonyme d’ « immigrant ». Par conséquent, nous constatons que l’homme, qui veut vivre selon le Christ, n’est pas placé du côté du Dedans, donc de la sécurité d’un abri personnel, qu’il marquerait de sa présence, mais du côté du Dehors. L’exposition au Dehors, comme nous l’avons vu plus haut, est le propre de cette « existence nue », nue parce qu’exposée, vulnérable. Faut-il s’en étonner ?

Je précise qu’il ne s’agit, évidemment pas, de soutenir que le chrétien ne « doit » pas se faire une maison. Il n’est pas ici question de « loi ». « C’est pour la liberté que Christ nous a affranchis » (Galates 5:1), écrit l’apôtre Paul. Mais, d’une part, celui qui s’attache à sa maison, comme un animal (renard ou oiseau) marque une préférence pour les biens terrestres. Or, en tant que « résidents temporaires » sur la terre, l’être humain n’est pas destiné à vivre comme s’il n’allait pas mourir, ce d’ailleurs sur quoi le philosophe Pascal insistait dans son ouvrage Les Pensées, au dix-septième siècle. D’autre part, placer le croyant du côté de « l’existence nue », c’est le placer du côté du pauvre, le sans-abri, le paria. Comme un appel à une nécessaire compassion.

Je ne peux rester protégé dans ma maison à moi quand l’autre est nu, là, à ma porte.

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Yoan Michel

Contributeur

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