Quand habitons-nous vraiment ?

À quelles conditions habitons-nous vraiment ? Cette question a préoccupé le philosophe allemand Heidegger (1889-1976). Le texte « Bâtir Habiter Penser », qui servira de base à notre réflexion, a été publié en 1952. Il est important d’en connaître l’origine.


En 1951, Heidegger a donné une conférence, sur le thème « L’homme et l’espace » devant architectes, ingénieurs et philosophes. Elle est à l’origine de notre texte, repris ensuite dans : « Essais et conférences ». L’Allemagne sort meurtrie de la Seconde Guerre Mondiale et se trouve en pleine période de reconstruction. Dans ce contexte-là, le philosophe propose sa réflexion. 

Reconstruire est une nécessité, mais il veut rappeler qu’il ne suffit pas de s’abriter pour habiter.

(Je voudrais exprimer ma dette envers Céline Bonicco-Donato, auteur de l’ouvrage « Heidegger et la question de l’habiter. Une philosophie de l’architecture. ». Elle a le don, par ses explications, de rendre clair ce qui apparaît comme complexe, à la lecture de Heidegger lui-même…)


Habiter, selon Heidegger

Le « second Heidegger » – désigné ainsi dans la deuxième période de sa philosophie, – travaille beaucoup à partir du langage et de l’étymologie des mots. Le verbe allemand signifiant « bâtir » est « bauen ». Premier sens : construire ; édifier. Deuxième sens : habiter. Pour le troisième sens, Heidegger se réfère à la racine indo-européenne du mot, voulant dire : être. Il en tire l’idée qu’ « habiter » c’est prendre soin de ce qui est là. Dans la conception traditionnelle de l’architecture, construire est la projection d’une idée sur le réel. Pour Heidegger, le projet architectural ne doit pas être imposé depuis l’intentionnalité de l’architecte, mais se penser comme une graine que l’architecte va faire éclore, du milieu où le bâtiment est édifié. L’architecte doit donc entrer dans une relation de soin, d’attention, de « ménagement », avec la terre.

Pour Heidegger, les mortels habitent vraiment lorsqu’ils sauvent la terre, s’ouvrent au ciel, conduisent leur être propre vers la mort et accueillent les divins. Ce langage, poético-mystique, est étrange. Céline Bonicco-Donato aide à en saisir le sens. Heidegger pense le monde comme « Quadriparti ». C’est un des concepts clefs de sa pensée d’alors. Le monde est une unité originelle, qui est fondée sur 4 instances, soit : 

  • la terre (les règnes minéral, végétal et animal) 
  • le ciel (alternance du jour et de la nuit ; rythme des saisons ; atmosphère ; climat) 
  • les mortels (les hommes) 
  • les divins (notion complexe, qui pourrait désigner le genus loci, soit les composantes symboliques et imaginaires d’un lieu). 

Il faut donc penser comment prendre soin du monde, par ces 4 dimensions, dans la manière dont on construit et habite.

Le lecteur aura sans doute besoin d’exemples, et Heidegger nous en donne un premier : « Pensons un instant à une demeure paysanne de la Forêt-Noire, qu’un « habiter » paysan bâtissait encore il y a 200 ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c’est la persistance sur place d’un certain pouvoir : celui de faire venir les choses de la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité. C’est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l’abri du vent et face au midi, entre les prairies et près de la source. Il lui a donné le toit de bardeaux à grande avancée, qui porte les charges de neige à l’inclinaison convenable et qui, descendant très bas, protège les pièces contre les tempêtes des longues nuits d’hiver. Il n’a pas oublié le « coin du Seigneur Dieu » derrière la table commune, il a « ménagé » dans les chambres les endroits sanctifiés, qui sont ceux de la naissance et de l’ « arbre de mort » – ainsi là-bas se nomme le cercueil – et ainsi, pour les différents âges de la vie, il a préfiguré sous un même toit l’empreinte de leur passage à travers le temps. Un métier, lui-même né de l’ « habiter » et qui se sert encore de ses outils et échafaudages comme de choses, a bâti la demeure. » L’exemple semble renvoyer à une conception passéiste, et quelque peu nationaliste de l’ « habiter ». Mais il ne faut pas s’y tromper. Il y a bien, dans « Bâtir Habiter Penser », une vraie proposition théorique faite aux architectes des temps modernes.


Bâtir, aujourd’hui

Loin d’être rétrograde, souligne Céline Bonicco-Donato, la conception de Heidegger anticipe sur le bâti écologique. Pourquoi ? Les grands ensembles des années 1950, en Allemagne ou en France, semblent avoir été posés, comme des cubes, à déplacer. On a construit dans une indifférence complète au lieu, à ce qu’en architecture, on nomme : le « site ». Et là, Heidegger est novateur puisqu’il invite les architectes à bâtir en tenant compte, très concrètement, de la relation des bâtiments avec le milieu qui les entoure.

De nombreux grands architectes se sont inspirés des idées de Heidegger dans la réalisation de projets. Peter Zumthor, né à Bâle, en 1943, est l’un d’eux. Son travail bénéficie d’une reconnaissance internationale. Nous verrons comment sa conception du travail de l’architecte, d’abord, puis comment une de ses créations se relient étroitement à Heidegger. Zumthor conçoit son métier d’architecte comme celui d’un artisan. S’il faut passer par une étape de conception du projet, au bureau, il est, avant tout homme de terrain, de pratique. 

Comment se traduit ce rapport pratique au métier ? Il se préoccupe des formes du bâtiment, en rapport avec le milieu environnant, ce qui constitue un tout pour lui (Or nous avons vu que cela n’a pas toujours été une évidence en architecture). Il travaille comme un artisan, supervisant toutes les étapes de la création. 

« En tant qu’architecte, je veux pouvoir avoir une influence sur tout et le détail est une partie du tout. » Il part toujours d’une observation attentive du lieu où bâtir, de ses caractéristiques. « Je dois m’imprégner d’un lieu, voilà pourquoi je fais le tour du site à chacune de mes visites, pour voir comment il vit. » Il tient compte, bien sûr, de l’usage qui sera fait du bâtiment, mais aussi par qui. Il s’appuie sur des images personnelles, liées à son enfance, et sur son expérience professionnelle. Il valorise le choix des matériaux, utilisés en fonction de leur essence, et préfère la pierre, le bois, et le béton. La lumière est considérée par lui comme un autre matériau. Enfin, il accorde un rôle majeur à l’impact émotionnel du bâtiment sur ceux qui s’y tiendront.

Les thermes de Vals, en Suisse, sont une de ses plus belles réalisations. Ils ont été édifiés entre 1993 et 1996. Il s’agit d’un complexe hôtelier et thermal, situé près du lieu de jaillissement d’une source. La moitié des bâtiments est enfouie sous terre, pour préserver le site. L’ensemble est constitué d’une quinzaine de bâtiments : des volumes simples, avec un toit large, végétalisé. Le gneiss, pierre du milieu local a été utilisé. L’intérieur est un espace minéral, avec de très beaux effets de lumière. Espace de ressourcement personnel, de vide, de silence et de mystère.


J’habite donc je suis

Heidegger souligne le lien fort qui devrait exister entre notre habiter et notre mode d’être : dis-moi comment tu habites et je te dirai qui tu es…

Heidegger appelait un type d’habitat ne séparant pas les hommes, mais au contraire, les reliant, à la terre, au ciel, à eux-mêmes et entre eux, et à ce qu’il nomme « les divins ». Il utilise cette très belle expression de « ménager la terre ». C’est une manière d’anticiper sur le bâti écologique, mais, aussi, de replacer l’homme à sa juste place, qui n’est pas la position dominante du « maître et possesseur de la nature », comme l’écrivait Descartes, mais une position plus humble, d’insertion dans un milieu qui nous précède.

Au-delà même de toute considération sur l’architecture, il y a là quelque chose que chacun de nous peut entendre. « Ménager » signifie : « traiter avec égards, avec respect ». Cela vaut autant pour la question de l’habiter que pour notre rapport d’homme à tout « ce » et « ceux » qui nous entourent. Suis-je habité par ce souci du « ménagement » ?

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Yoan Michel

Contributeur

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