Le pas de côté de Franz Kafka

Une nouvelle librement inspirée de la vie et de l’œuvre de Franz Kafka (1883-1924)



Il tient la main levée au-dessus de la page blanche. Non, décidément, rien ne viendra aujourd’hui. Il réussit une page, de-ci, de-là, mais il se sent sans force.

Il avait, pourtant, été satisfait de l’histoire du chien, écrite d’un seul jet. Le chien méchant, mécanique, coincé dans le terrier d’un lapin. Un lapin, comme lui : coincé dans la vie qui est la sienne.

Il a encore déménagé, pensant que ça irait mieux. Il a pris une chambre, meublée, dans une maison de la Bilekgasse, non loin de son travail. Mais il a du mal à s’habituer au passage des voitures, surtout l’après-midi. À tous les bruits.

Il allonge le bras pour reprendre le livre de Herzen qu’il a commencé. Il s’enfonce dans la lecture. Herzen raconte le bonheur d’une première année de mariage. Il se voit lui-même au milieu d’un pareil bonheur. La jeune fille aurait un air enfantin, de longues jambes, et de grands yeux noirs. Joyeuse, pleine de vivacité, elle s’adresse à lui effrontément : « As-tu donc deux têtes ? » Elle m’a demandé si j’avais deux têtes ! Il est épouvanté. Il rejette le livre.

Il a besoin de boire. En passant devant la porte d’entrée de la chambre, il lui semble entendre chuchoter. Il boit, l’oreille tendue. Se fait-il des idées ou bien, est-ce que l’on parle effectivement, à voix basse, dans l’escalier ? Il s’approche de la porte. Il colle son oreille dessus. Oui, il entend bien des personnes discuter. Il n’en peut plus de rester enfermé. Il se tourne vers la fenêtre. Il fait beau, d’ailleurs. Dehors. Il enfile son veston, pose son chapeau melon sur sa tête, et sort de la pièce.

Il descend lentement les marches. Il reconnaît la voix de sa logeuse. Elle parle avec un petit homme à la voix de canari, qui gesticule des bras, comme s’il ne parvenait pas à s’envoler. Il s’approche d’eux. Pourquoi baissent-ils les yeux, la voix ? « Bonjour Monsieur Kafka. » Il lève son chapeau au-dessus de sa tête. Parlaient-ils de lui ?

Il ne peut pas rester dans la rue. Les voitures. Les passants. Le mouvement constant. Le bruit empêche la concentration. Les pensées tournent et se mélangent, dans sa tête. Il va se rendre au parc Chotek. Oui. Il aime ce lieu. Il a repéré, dans un coin isolé, un banc sous les vieux arbres, hauts. Là, il s’assoit, contemplant les feuillages, leur balancement dans le vent, léger. Des oiseaux tournent, se posent, repartent. Des moineaux, piailleurs. Il n’a rien à leur donner, si ce n’est des bribes décousues d’histoires qu’il n’écrira pas.

Il soupire.

Au parc Chotek, on est bien. C’est une chance de l’avoir aussi près. Il a posé son chapeau près de lui, sur le banc, et tient ses deux mains posées sur les genoux. Une femme passe, poussant un landau.

Des cloches retentissent, qui sonnent dix-sept heures. Il se rappelle soudain qu’il y a, ce soir, une réunion chez Max. Un orateur doit parler sur le thème des Juifs de l’Est, et des Juifs occidentaux. Mais il n’est pas sûr de s’y rendre. Il revoit Max, souriant, boutonnant et déboutonnant sa veste. Il aime Max.

Le vent, plus fort, bouscule les feuillages et, entre les branches, d’où il est, il aperçoit, en hauteur, le château de Prague, blanc, avec ses arcades. Son regard part vers lui. Son âme aussi monte au château. Il a quitté le présent. Soudain tout est si calme. Il pense à Dieu.

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Rémy Delmond

Contributeur

Rémy Delmond

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Contributeur

Estienne Rylle

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