Le pas de côté de Rainer Maria Rilke

Une nouvelle librement inspirée de la vie et de l’œuvre de Rainer Maria Rilke (1875-1926)



Il n’était pas en état de rester au milieu de tous ces invités venus pour le voir, l’entendre. Enfin… non pas « lui », mais « Rilke », l’écrivain qu’il est devenu. Heureusement, la princesse voit tout, comprend tout ce qui concerne son cher « Seraphico ». Elle s’est approchée de lui, comme un rayon de lune, luisant, dans sa robe lamée d’argent et, dans un battement d’éventail, lui a murmuré qu’il pouvait se retirer.

Il est donc remonté à « sa » chambre. A chacun de ses séjours, au château de Duino, on lui attribue la même chambre, en haut du château. Ce lieu est sans nul doute, pour lui, le plus beau de tous ces refuges qu’il recherche, pour écrire. La chambre n’est pas grande mais elle s’ouvre comme un écrin. Tout, ici, lui dit le passé, la noblesse et la délicatesse. Une chambre vieux-rose pour quelqu’un qui ne désire rien de plus que vivre à l’intérieur des roses. La princesse fait d’ailleurs, chaque jour, renouveler un bouquet de roses, posé sur le guéridon, auprès de la fenêtre. Ce jour, elles sont pâles, hésitant entre le jaune et le rose.

Il vient s’asseoir, dans le fauteuil Voltaire, devant la fenêtre et, de là, peut laisser partir son regard sur la mer et ses vagues régulières. Le château a été bâti si haut, au sommet de falaises rocheuses emmêlées de buissons. Et, quand il se penche à la fenêtre – ce qu’il n’aime pas faire, – il est pris de vertige. Ce château pourrait être celui des contes dans lesquels les princesses regardent au loin venir une voile blanche.

Son regard, porté au lointain, ne perçoit que nuages. Il ne voit d’ailleurs pas ce qu’il voit. Parce qu’il est encore ailleurs, dans la lettre, là, posée sur le guéridon. Cette lettre arrivée récemment et qui, du moment où il l’a lue, l’a forcé à se refermer en lui-même, y compris pour sa chère amie, son hôte.

Une lettre funèbre, dans laquelle Clara, son épouse lointaine, lui apprend le décès de leur amie commune, Paula Modersohn-Becker. Il les revoit, toutes deux, à Worpswede : les deux jeunes filles en blanc. La sculpteuse et la peintre. A-t-il connu jeune femme plus ouverte à la vie que Paula ? Son bonheur fut intense de la retrouver, à Paris, mais courtement. Il y avait, en elle, une originalité puissante. Une exigence, aussi, qu’ils partageaient. Paula ne peignait pas comme ses amis, des paysages mélancoliques, beaux, mais classiques. Paula affirmait « son » style, plus clair, plus net, plus moderne. Paula…

Tandis que ses doigts relâchent le papier de la lettre – qui tombe, à ses pieds, tandis qu’un goéland surgit, dans le cadre de la fenêtre, avant de déployer son vol au-dessus des eaux – il sent monter en lui le cri de l’injustice. Paula était jeune, belle, et surtout, vivante. Paula venait de donner naissance à une petite fille, prénommée Mathilde.

Dans sa tête, il est avec elle, dans les rues grises et bruissantes de Paris. Ils marchent en parlant. Avec elle, les mots sont pleins. Surtout celui de « création ». Parce qu’ils ont les mêmes besoins, les mêmes aspirations. Paula… c’était un peu de lui-même, même s’il n’a pas su être, pour elle, tout ce qu’il aurait pu. Il sait qu’il porte un masque, qui recouvre une certaine lâcheté…

Cette chambre, au sommet du château, loin de tout, est un lieu qui accueille sa douleur.  Il se lève et ouvre grand la fenêtre, pour entendre la mer, ce grondement continu qui console. Il se tient là, debout, immobile, avec la pensée terrible de l’évènement de cette mort. Il se tient là et, dans le ciel, il lui semble que les nuages déploient les ailes d’un ange. Et il soupire, avec ces mots, venus à ses lèvres : « Ô Dieu, pourquoi ce qui est beau est-il aussi le commencement du terrible ? Pourquoi ? »

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Contributeur

Raphaël Anzenberger

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Contributeur

Estienne Rylle

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