Le temps ne nous appartient pas

Avez-vous déjà contemplé un sablier qui s’écoule ? Prendre le temps de contempler le temps qui passe, voilà un exercice tout aussi terrifiant que salutaire. Cette contemplation m’a conduit ces derniers mois à écrire et composer un corpus musical et visuel dont le fil rouge est la tension entre l’urgence de vivre et l’éternité.

« Mais qu’est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? […] Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » (Les confessions, Saint Augustin, livre XI, chapitre XIV)

Nous n’avons aucune prise sur ce temps qui, grain par grain, s’écoule vers l’infini. Et je crois que c’est une bonne chose.

De musica.

La musique, pour moi, c’est l’expression du sensible par excellence. Et le fait que la musique soit intrinsèquement un art du temps me procure une joie particulière. Son histoire est presque aussi vieille que l’humanité et sa théorie est initiée dans des abbayes… rien de plus réjouissant pour celui qui cherche un ancrage dans ce qui traverse le temps.

Oui, ce qui me préoccupe, c’est d’aller là où le temps a fait le travail d’un joaillier qui taille son diamant : celui de révéler ce qu’il y a d’essentiel dans ce monde.

« La musique est un art et une activité culturelle consistant à combiner sons et silences au cours du temps. » Sublime, merci Wikipédia. Le son qui résonne en moi, c’est celui de la voix humaine associant le mystérieux langage de la musique et la limpide parole de l’humain, celui des merveilles de Jean-Sébastien Bach qui élève l’âme, celui des drum machines et des grosses basses qui fait vibrer les corps dansants. Lorsqu’on manie des sons, on capture l’instant c’est sûr, mais on inscrit l’espace aussi, on s’approprie le lieu. Et ce lieu, c’est aussi celui de notre intime intérieur. C’est peut-être pour ça que je crée de la musique : j’ai l’espérance d’une musique qui nous mène au fond de nous-même, au silence, au recueillement.

De silentium.

Les Daft Punk philosophent dans le titre Beyond : « The perfect song is framed with silence / La chanson parfaite est encadrée de silence. »

Le silence est en quelque sorte l’art de l’espace laissé à l’autre, un instant fatidique où le « je » se tait et où l’on ouvre les volets de nos meurtrissures à la lumière.

Seul dans le silence d’un studio d’enregistrement, il y a pour moi une rencontre à vivre, non avec moi-même mais avec Dieu. Il chuchote alors à mon avenir : « Je fais toutes choses nouvelles. » (La Bible, Apocalypse 21:5). Le silence du studio est précieux, c’est un silence assourdissant. Il y a là une tension entre néant et surgissement, page blanche et paroles, silence et musique. Le silence devient un sol fertile : passage de l’hiver d’une mort à moi-même, au bourgeon d’une vie nouvelle, en feu. Alors je chante :

« Dans le silence, j’entendrai le ciel chanter son histoire, sans mots. Dans le silence, le jour, la nuit, le soleil et les étoiles raconteront notre mémoire. Nous étions poussière, nous sommes en feu. Nous étions du sable, nous sommes étincelles. »  (Estienne Rylle ; extrait du texte de la chanson Invisible Blaze [à paraître])

C’est par la foi que les choses se dénouent, c’est par la foi que nous trouvons dans le creux du silence une parole de Dieu délicate comme le tonnerre, renversante comme une brise légère. Oui, j’en suis sûr, cette parole percera nos nuits. Ce silence placera un miroir d’éternité devant ce que nous sommes : les bribes d’une image qui nous dépasse, celle de Dieu. Dans les Misérables, Victor Hugo décrit merveilleusement bien cette relation qui me parle beaucoup entre l’homme et Dieu au cœur du silence :

« Il était là seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son cœur à la sérénité de l’éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui tombent de l’Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son cœur à l’heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du rayonnement universel de la création, il n’eût pu peut-être dire lui-même ce qui se passait dans son esprit ; il sentait quelque chose s’envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux échanges des gouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers ! » (Les Misérables, Victor Hugo, Tome I, chapitre 8)

En chair et en os.

Revenons-en au sablier. A-t-on peur de l’éternité comme de la mort ? Le point de départ de mon travail amorcé il y a plusieurs mois autour du temps, c’est la redécouverte du livre de l’Ecclésiaste dans la Bible, expérience qui m’a profondément transformé.

L’Ecclésiaste est un vieux sage qui commence fort son livre : « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. » (La Bible, Ecclésiaste 1:2) C’est un peu le maître Yoda de la vie sur terre, l’Ecclésiaste, un peu le grand-père que je n’ai pas eu qui me dit : « Écoute ton vieux papi qui va t’expliquer la vie. » Certes, il y a plus joyeux comme amorce d’un livre, mais son propos est puissant et radical : il n’y a rien dans ce monde qui ne périsse pas et ceci est une bonne nouvelle.

Ce qui m’intéresse dans sa notion de « vanité », c’est l’appel à méditer sur la nature passagère de la vie humaine, ce fameux memento mori, souviens-toi que tu mourras.

Le terme « vanité » signifie littéralement « souffle léger, vapeur éphémère ». Sous cette appellation, la peinture flamande du XVIIe a utilisé chandeliers, fleurs ou fruits, vieux livres, instruments de musique, drapés, sablier ou crâne, en emblèmes de la fragilité, futilité et brièveté de la vie, en symboles du temps qui passe et de la mort. Ce vocabulaire nourrit beaucoup mon travail à la fois musical et visuel.

Le livre de l’Ecclésiaste et la compréhension esthétique et symbolique des vanités m’ont conduit à un ensemble d’interrogations autour de la matérialité. Un objet peut représenter une idée, le matériel peut parler de quelque chose d’immatériel. La forme peut donc révéler le sens, le fond. Alors, ma musique, en se matérialisant dans l’acte de création, pourrait-elle communiquer en elle-même le message que je souhaite délivrer ? Le cinéaste fait advenir en images et en sons ce qui se passe chez les personnages au niveau émotionnel, psychologique ou narratif. Dieu fonctionnerait-il comme un cinéaste ? Est-ce-que sa création dit quelque chose de lui ?

Me voilà devant une porte, celle d’une compréhension des réalités immatérielles manifestées dans le matériel, des réalités spirituelles manifestées dans ce qui nous entoure. Cette porte, je crois que c’est le Christ lui-même.

Pour moi, Jésus-Christ incarne Dieu sur terre, il est son visage parmi nous. Et je crois que par-là, il est venu changer notre propre nature, renverser définitivement une réalité : l’humain n’est plus voué à la mort mais il est destiné à la vie.

Dans mon premier clip, Foreign Fall (EP Saved, 2018), j’ai commencé à utiliser les codes de la vanité pour aborder la thématique du baptême, un passage de la mort à la vie. Les images donnent à voir une sorte de vanité inversée où la mort meurt noyée dans les eaux et où les bougies se rallument. Par la foi, l’humain est associé à la résurrection du Christ. Cela peut paraître incroyable, et c’est justement pour cela qu’il s’agit de foi. Je crois que je meure mais, avec le Christ, je suis ramené à la vie. Ainsi, les choses que je croyais acquises sont redéfinies : le temps de l’existence ne m’appartient pas, il est à Dieu qui me l’offre pour un but précis. Le temps musical devient un temps en présence de Dieu. Et l’art rend visible cet invisible.

« Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu ; à l’éternité future, étrange mystère ; à l’éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous les infinis qui s’enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ; et, sans chercher à comprendre l’incompréhensible, il le regardait. Il n’étudiait pas Dieu ; il s’en éblouissait. » (Les Misérables, Victor Hugo, Tome I, chapitre 8)

Nous n’avons aucune prise sur le temps qui passe, et c’est une bonne chose. Nous n’avons qu’à le laisser couler avec sérénité dans les canaux de l’amour : la joie sera notre gondole. Éblouissons-nous de Dieu car il y a urgence à vivre poétiquement l’éternité qui nous habite.

Rédacteur

Estienne Rylle

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