Anonyme, définition 4.

Dieu… Pour certains la question est réglée. Son existence est rejetée. Pour d’autres, elle reste ouverte, dans la mesure où ils pensent que l’esprit humain, trop limité, n’a pas la capacité d’accéder à l’absolu. Dieu demeure donc pour eux le lointain, l’impensable, l’anonyme. Et tout serait plus simple s’il n’y avait pas, au coeur des hommes, cette contradiction : ce que je rejette est, en même temps, ce qui m’attire. Pourquoi ?

Maurice Blanchot (1907-2003) fait partie de ces « autres » en question. Romancier, penseur du fait littéraire, philosophe, ami de Lévinas, son influence a été souterraine, dans le monde intellectuel des années 1950-1960. Son gros ouvrage, L’entretien infini, rassemble de nombreux essais, où il construit sa pensée dans le dialogue avec d’autres écrivains ou philosophes. Il est hanté par la question du négatif, c’est-à-dire par la possibilité, ou plutôt, l’impossibilité, de dire ou de penser l’objet de sa pensée, comme « Dieu », par exemple. Et cette problématique remonte à loin, dans le temps…

ANONYME, adj. et subst.

Dont on ignore le nom, qu’on n’a pas pu identifier. Qui n’a pas de nom. (1)

Lire aussi : Anonyme : Peut-on vivre totalement effacé ?

Le dieu inconnu

Dans l’Antiquité grecque, en plus des douze dieux principaux, certaines divinités non identifiées étaient adorées. On les désignait par l’express on : « Agnostos Theos », où l’on trouve bien l’origine du terme « agnostique  » : ceux qui considèrent que Dieu est inconnaissable, l’inconnu, l’anonyme. Philostrate en a apporté le témoignage, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane 

« Détester une divinité quelconque, comme Hippolyte détestait Vénus, ce n’est pas là ce que j’appelle la sage se ; il est plus sage de respecter tous les dieux, et surtout à Athènes, où il y a des autels élevés aux dieux inconnus. » 

Philostrate

Dans la Bible, dans le livre des Actes des apôtres, est rapporté le discours de Paul à l’Aréopage d’Athènes : « Athéniens, je vois que vous êtes à tous égards extrêmement religieux. Car, en passant, j’ai observé tout ce qui est l’objet de votre culte, et j’ai même trouvé un autel avec cette inscription : A un dieu inconnu. » Revoilà donc notre « Agnostos Theo  » ! L’écrivain Diogène Laërce, lorsqu’il se réfère à ce type d’autels, dans son ouvrage Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, parle plutôt d’« autels sans nom », le dieu anonyme vénéré étant resté inconnu.

Mais cette tradition-là se retrouve dans différents mouvements religieux, notamment le christianisme.

Le Dieu caché

Le Dieu caché, en latin deus absconditus, est un concept de la théologie chrétienne fondé sur l’Ancien Testament. Dans le livre du prophète Esaïe, par exemple, on peut l re : « Certes, tu es un Dieu qui te caches, Dieu d’Israël »  45 : 15). Cette expression sert à désigner Dieu, qui ne serait pas connaissable par la raison humaine. Pourquoi ? Une fois encore, à cause des limites de l’esprit humain. Les philosophes et théologiens soutenant cette thèse considèrent que la sagesse de Dieu est infiniment plus grande que celle de l’homme. Pour eux, un véritable abîme sépare Dieu de ses créatures. Établir le lien avec la transcendance divine est impossible à l’homme.

Mais cette notion de « Dieu caché » s’oppose, bien sûr, à celle du « Dieu révélé » (Deus revelatus), puisque la Bible, passant de l’Ancien au Nouveau Testament, montre que tout mène à Christ, révélation de Dieu à l’humanité. En Christ, Dieu s’est rapproché des hommes, rendu accessible, et donné jusqu’à la mort, par amour des hommes.

En rester à la notion de « Dieu caché » est donc une erreur sur le plan de la doctrine chrétienne.

La théologie apophatique

Le terme « apophatique » vient d’un verbe grec signifiant « nier ». Il s’agit là d’une approche de Dieu fondée sur la négation.

La théologie apophatique est un discours sur Dieu qui consent à n’être que négatif, c’est-à-dire, limité à la formulation de ce que Dieu n’est pas. On parle encore de « théologie négative » Il faut ajouter que ce mode de pensée, qui s’enracine dans la Grèce antique, se retrouve à la fois dans la tradition juive, chrétienne, musulmane, et de l’Extrême-Orient.

Les principaux relais de ce courant de pensée, dans le domaine de la foi chrétienne, sont Grégoire de Nysse, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, Jean Scot Erigène, Maître Eckhart, ou le mystique espagnol Jean de la Croix.

Je n’irai pas plus loin ici, et ne serais pas passé par là, si la théologie négative n’avait pas eu, et continué d’avoir, une influence majeure sur la pensée des modernes. 

Je veux dire par là que l’idée du Dieu inconnu, anonyme, caché, inconnaissable de manière positive, hante véritablement la modernité.

Dieu anonyme

Blanchot, lui, se pose la question de la possibilité d’approcher Dieu par le discours. Il est un tenant de cette théologie apophatique dont nous avons esquissé les contours. Par conséquent, pour lui, Dieu ne peut pas être un objet de discours.

Mais l’auteur construit sa pensée dans le dialogue avec celle des autres, qui lui sont proches. Un chapitre de L’entretien infini sur ce qu’il appelle « l’expérience-limite » est ainsi consacré à la philosophe Simone Weil (1909-1943).  Il relève une contradiction chez S.Weil. D’une part, il écrit : « Il n’est pas de pensée qui ait cherché à maintenir plus rigoureusement le lointain de Dieu. » Mais, d’autre part, S.Weil « use avec peu de discrétion du nom de Dieu. » Aux yeux de Blanchot, cela apparaît comme une erreur. Pourquoi ?

Une fois nommé, ce qui l’est se voit constitué en objet de la pensée, donc amoindri. « Au lieu de laisser vide la part de vide, on la nomme et, pour tout dire, on la comble en l’offusquant par le nom le plus fort, le plus auguste et le plus opaque qui puisse se trouver. » 

Blanchot évoque, bien sûr, l’attribution à « Dieu » de ce nom. Il souhaiterait un retour à l’autel au « dieu inconnu ». « Laisser vide la part de vide ». Car, pour lui, l’idée de Dieu renvoie au vide. Dieu doit rester en creux, en quelque sorte. Sans nom. Anonyme. Il a cette phrase, qui constitue une prise de position forte : « L’impersonnel (…) est l’un des traits du sacré. » Blanchot fait partie de ceux pour lesquels le sacré est plus dans ce qui reste impersonnel, anonyme, que dans ce qui est révélé, donc que l’on a la possibilité de connaître.

Dieu avec nous

Le positionnement de Blanchot contre la raison humaine et ses prétentions à penser et nommer l’absolu, s’enracine de manière certaine, dans l’expérience traumatisante de la Seconde Guerre Mondiale (même si, nous l’avons vu, ce courant de la théologie négative remonte aux origines de notre culture).

Méfiance à l’égard de l’homme.

Méfiance à l’égard de la raison.

Méfiance à l’égard de la prétention à dominer par la raison.

L’agnostique n’est pas l’athée car demeure en lui, malgré tout, une forme d’ouverture à la transcendance.

Mais, en ce qui concerne la foi chrétienne, Dieu ne peut pas être limité au « Dieu caché », inconnaissable. En rester là, c’est rejeter ce qui fait le cœur même de cette spiritualité : la Révélation. Toute la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse, témoigne de la volonté de Dieu de se révéler aux hommes, par sa Création, par les prophètes, par les Ecritures, ou, de la manière la plus parfaite, par son Fils, Jésus-Christ, dont le nom est « Emmanuel », ce qui signifie : « Dieu avec nous ». Oui, « avec nous », et non pas loin de nous.

Lire aussi : L’anonyme : comment s’en sortir ?


(1) Voir l’article précédent de la même série

(2) https://cnrtl.fr/definition/anonyme 

(3) Apollonius de Tyane fut un philosophe, prédicateur et thaumaturge du 1er siècle de l’ère chrétienne dont la vie fut écrite vers 217-245.

(4)Voir le premier article de la même série.

(5) Toutes les citations de Maurice Blanchot proviennent de son ouvrage L’entretien infini, Paris, Gallimard, Collection blanche, 1969.

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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