L’invitation au jeu : échange entre un lecteur poète et l’auteur Christian Bobin

Échange entre un lecteur poète et l’auteur Christian Bobin, quelque temps avant le décès de ce dernier. Hommage.

Imaginons : vous êtes dans un café, lambrissé de bois, pourvu de grandes fenêtres lumineuses. Vous vous postez devant l’une d’elles, résolu à laisser votre esprit gambader. Il pourrait jouer avec cette église qui se laisse apercevoir, à moitié dissimulée derrière le feuillage de grands arbres. Son nom est : Saint Paul. Vous réalisez tout à coup qu’il vous manque quelqu’un. La solitude ne vous effraie pas, mais il vous semble impossible de vous passer de ce partenaire de jeu, qui a montré – avec quel talent ! – sa dextérité enfantine à un vaste public. Dans La nuit du cœur, il a approché par des mouvements lents et lumineux une autre église : l’abbatiale de Conques. Vous vous décidez alors à lui adresser une invitation, tandis que votre esprit se prend au jeu. 

Aujourd’hui, votre lettre prend la couleur d’un hommage à celui qui s’est retiré un peu plus loin encore qu’à son habitude. Car :

« Un mort, c’est quelqu’un qui se lève de sa chaise et gagne la chambre du fond en disant : « Je vais réfléchir. » Ses yeux se ferment. Le mal du monde ne l’atteint plus. » [1]

 

Strasbourg,

Printemps 2022

 

Cher Christian Bobin,

 

La place que j’occupe dans le café attendait son heure. Elle fut conquise sans effort. Avant de m’accueillir, elle avait déjà pris ses distances avec les meutes bavardes stimulées à l’expresso. À peine assis, je vous ai invité. Personne ne semble avoir remarqué votre présence, aussi légère et silencieuse qu’une feuille de papier. Nous avons vous et moi pour complice une vitre immense qui nous livre au jour. Dans une totale transparence, elle accepte joyeusement le rôle de terrain vague pour nos yeux. La partie va pouvoir commencer. christian bobin échange

Quel est votre jeu préféré ? Je ne pense pas que ce soit le jeu du bonneteau, que vous avez cité un jour sur les ondes. Attraper le vent ? Courir après un rayon de soleil ? Vous baigner dans le bruit d’un clapotis ? Je sais : parer de boucles rondes et noires les grâces qui vous tombent dedans ! christian bobin échange

« Les enfants sont les vrais moines : ils adorent l’invisible dont ils perçoivent chaque respiration. Regarder attentivement chaque escargot qui s’en va en carrosse à Versailles, c’est leur ascèse. Et puis ils renoncent. On dit qu’ils grandissent. » [2]

J’admire l’énergie que vous déployez à dérégler les horloges, à fondre le bitume des phrases convenues. Urgentiste de l’instant, vous êtes entrés dans l’histoire pour en abattre les murs et habiller l’infime de sa robe d’éternité. Votre désobéissance marche en toute douceur. Vous arpentez la page avec délectation, comme d’autres la rue, tandis que d’inquiétantes déflagrations vous suivent. On entend ici et là qu’un savant engrenage vient de céder à vos invisibles assauts et de rendre l’âme qu’il tenait captive. L’âme, c’est votre sujet, et votre souci. Tout comme Dieu, la modernité, et la poésie. Avec vos lettres, n’êtes-vous pas une sorte de résistant à tous les bouilleurs de chiffres, de défenseur de l’âme orpheline du temps ?

« Mon âme se réveille au bruit d’une goutte de lumière tombant sur une dalle du onzième siècle » [3]

Cher Christian Bobin, vous détenez votre part d’un doux secret : la vive présence. Dans le silence de vos interlignes, vos lecteurs battent le chemin. On hésite entre Jérusalem et Emmaüs. On ressuscite à petits pas, le nom divin noué en bandoulière.

Je vous le dis pour la clarté du jeu : c’est elle qui a commencé. Quand je suis entré, elle était déjà tapie de l’autre côté de l’Ill. Innocente du reste de son corps, sa tête féline ramassée dans les arbres. Elle sait que je la vois, et rit de le savoir. Flanquée de sa rosace, elle me lance un clin d’œil long comme un bras levé dans une marée d’enfants, à la récréation.

Toutes pupilles dehors et la tête posée contre le mur transparent, c’est moi qui colle. Rien ne presse. Une tente est vite démontée. Cependant je ne pourrai pas partir sans mes yeux, que le ciel de printemps m’a pris. Ils dégourdissent leurs ailes dans un frémissement de feuilles.

« Je parle de tout cela depuis la forêt, à distance. Je tiens l’abbatiale entre le pouce et l’index. Et je serre. Si je ne serre pas, elle s’envole. Je vis, je continue à vivre grâce à de tels riens entre la peau de mon pouce et la peau de mon index. » [4]

À défaut d’avoir des ailes comme Icare, l’homme de Babel taille et empile les pierres de son élévation. Ayant savamment pris ses mesures, l’architecte Louis Müller estima que soixante-seize mètres feraient l’affaire pour la foi d’un empire.

En voyageur averti, je sais que deux doigts bien placés suffisent à dompter les plus hautes tours. La grandeur reste une question de point de vue. « Rien n’est aussi simple que celle de Dieu » écrivait Péguy en se laissant entraîner au-dehors par une petite fille turbulente nommée espérance.

La nef de l’église Saint Paul rassembla à sa naissance une armée de vainqueurs. Dans l’arc de son silence, elle sonne aussi l’heure de la déroute. L’âme n’y trouve aucun abri. Elle s’entend dire : « Je t’ai vue » par la voix du Christ rouge qui la cherche. Des curieux par milliers déambulent chaque année dans le vertige des travées qu’ils visitent. Mais combien savent qu’ils sont, eux aussi, visités ?

« Les bancs de l’abbatiale de Conques, la nuit, sont occupés par des anges. Au matin, chaque visiteur en fait se lever un qui lui cède sa place, comme dans le métro. Les anges ont pour consigne d’avoir beaucoup d’égards pour les humains, ces infirmes bien portants. » [5]

Quant à vous, vous aimez parler de Dieu, dès lors qu’il apparaît un peu débarrassé de lui-même, et de ceux qui en feraient profession. Il serait comme un enfant qui se cache, et finalement se trahit par un fou-rire quand on passe à côté.

Vous plaidez pour la contemplation qui relie : voir, entendre et recevoir la vie dans sa beauté sacrée. Je connais parfois à vous lire un étrange malaise devant l’alibi littéraire que vous donne le nom de Dieu. Il provoque, dites-vous, comme une explosion sur la page.

J’ai tendance à croire que les ondes de sa grâce écrivent bien au-delà d’une page, sa vie déplaçant la nôtre.

 

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Notes

[1] Christian BOBIN, La Nuit du cœur, Paris, Gallimard, p. 127

[2] Ibid., p. 13

[3] Ibid., p. 41

[4] Ibid., p. 142

[5] Ibid., p. 3

 

Rédacteur

Julien N. Petit

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