Tanizaki et la maison wabi-sabi

« Ces progressistes d’occidentaux souhaitent toujours améliorer leur condition. » Dans son ouvrage Eloge de l’ombre, l’écrivain Jun’ichirō Tanizaki (1886-1965) décrit les caractéristiques de la maison traditionnelle japonaise. Ce faisant, il nous livre, en creux, une critique de nos manières de penser l’architecture, l’habitat, et de nous penser nous-mêmes.

Le décalage culturel est toujours d’une grande richesse : il nous permet de mettre en perspective nos propres modes de penser et d’agir. Ce qui nous semblait de l’ordre de l’évidence, soudain, se voit remis en question. Pour conclure cette série d’article sur notre manière d’habiter notre monde, Jean-Michel Bloch s’intéresse donc à Tanizaki et à l’esthétique wabi-sabi, pour décrire l’autre en nous parlant de nous.

Et vous, comment habitez-vous le monde ?


Le refus du clinquant

Tanizaki est un grand écrivain japonais, qui s’est dégagé peu à peu de l’influence du roman occidental, pour se rapprocher de la tradition japonaise. Ce mouvement l’a aussi mené en 1933 à l’écriture de l’ouvrage cité, considéré comme un chef-d’œuvre. Il dévoile les fondements de l’esthétique japonaise du wabi-sabi. Mais de quoi s’agit-il ?

Le wabi-sabi relie deux principes : le wabi, d’une part, correspondant aux valeurs de simplicité, mélancolie, tristesse, nature, solitude… ; le sabi, d’autre part, relié à l’altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets, le goût pour la salissure… Tout ceci renvoie, en définitive, à une certaine idée de l’homme dans le monde : le wabi-sabi révèle la fragilité de l’être humain et des choses, marqués par le passage du temps.

Les Occidentaux apparaissent à Tanizaki comme obsédés par le propre, le neuf, tout ce qui a de l’éclat : « Ils recherchent toujours plus de clarté (…) et se donnent beaucoup de mal pour chasser la moindre ombre ». Intéressant ! Les Occidentaux sont vus comme ceux qui font la chasse à l’ombre… Ce qui est en jeu, disons-le d’emblée, c’est bien une certaine conception de la société. Mais que signifie préférer l’ombre ?

L’esthétique wabi-sabi implique le choix de ce qui est terne :

« Alors que les Occidentaux éliminent toute saleté à peine s’est-elle formée, les Orientaux préfèrent la conserver précieusement pour la valoriser. (…) Nous aimons les nuances de couleur ou de brillance maculées de crasse humaine, de gras, de fumée ou de salissure de pluie ou de vent, tout ce qui évoque ces choses, et notre cœur s’apaise, nos nerfs se tranquillisent à habiter dans de telles maisons, entourés de tels objets ».

On ne sera pas étonné d’apprendre que cette esthétique s’enracine dans le bouddhisme zen.

Les considérations de Tanizaki sur le toit, en Occident et au Japon, marquent bien, aussi, le décalage culturel : « les maisons occidentales (…) ont un toit (…) pour protéger de la pluie plus que pour faire écran à la lumière du soleil, et on sent bien à leur allure extérieure qu’en Occident, les maisons sont conçues pour faire le moins d’ombre et rendre l’intérieur le plus lumineux possible. (…) Pour nous, “habiter” signifie ouvrir un parasol appelé “toit” pour poser une pièce d’ombre au sol, et établir notre demeure dans cette pénombre. »

Le Japon traditionnel a d’ailleurs entrepris d’autres choix : « L’esthétique des intérieurs japonais est entièrement dans les nuances d’ombre et d’obscurité ou n’est rien. Quand les Occidentaux se montrent surpris de la sobriété des pièces japonaises, constituées de murs gris dépouillés du moindre élément décoratif (…) ils ne comprennent pas le mystère du clair-obscur. » Tanizaki témoigne donc bien d’un conflit de valeurs.

« Pour nous, “habiter” signifie ouvrir un parasol appelé “toit” pour poser une pièce d’ombre au sol, et établir notre demeure dans cette pénombre. »

Tanizaki

Le choix des matériaux

Tanizaki revient à plusieurs reprises sur la question du choix des matériaux de construction, ici pour salles de bains, car il est significatif. « Mon ami (…) ne voulait pas entendre parler de céramique pour les baignoires et les lavabos, il a donc fait aménager des salles de bain entièrement en bois (…) Il va sans dire que, tant du point de vue économique que pragmatique, la céramique est de loin supérieure. »

« Sauf que, une fois que vous avez monté la charpente, le plafond, les piliers et les lambris en bois japonais, les parties en céramique qui se détachent de l’ensemble font mal aux yeux. (…) Les années se succédant, quand les veines du bois commenceront à apparaître (…) et à prendre une jolie patine, la céramique, elle, restera brillante comme un bambou greffé sur un arbre chenu. »

On voit bien quelle logique guide constamment les choix dans la construction.

« Les pièces, oui, bien sûr, mais les toilettes, surtout ! Voilà un lieu conçu pour la paix de l’âme. »

Tanizaki

Un lieu emblématique

Le lecteur sera peut-être amené à sourire, mais Tanizaki entreprend un véritable éloge des toilettes ! « Chaque fois que je me fais indiquer les toilettes à l’ancienne, plongées dans la pénombre et néanmoins méticuleusement nettoyées, je ressens au plus profond de moi l’excellence supérieure de l’architecture japonaise. Les pièces, oui, bien sûr, mais les toilettes, surtout ! Voilà un lieu conçu pour la paix de l’âme. (…) Quand je m’accroupis dans cette lumière sombre sous la douce clarté du reflet de l’écran coulissant en papier, j’entre en méditation, à moins que ce ne soit dans la contemplation du jardin par la fenêtre, et me voilà pris d’un sentiment inexprimable. (…) Aussi n’est-il pas exagéré de dire que les toilettes sont l’endroit le plus finement pensé de l’architecture japonaise. »


Un renversement de priorités

« Ces progressistes d’Occidentaux souhaitent toujours améliorer leur condition. »

Tanizaki

 

Tout au long de l’ouvrage, on l’a compris, Tanizaki bâtit l’opposition entre Occident moderniste et Japon traditionnel. Et il y a bien conflit de valeurs.

Tout d’abord, « ces progressistes d’Occidentaux souhaitent toujours améliorer leur condition. » Ainsi donnent-ils la priorité à la recherche du confort. Mais, dans la logique du wabi-sabi, on opère d’autres choix. Tanizaki parle de « l’élégance froide » des toilettes. « Ce genre d’endroit n’est jamais aussi agréable que quand il y fait froid comme en plein air. La chaleur moite du chauffage central des toilettes à l’occidentale dans les hôtels est répugnante. » Donc : le confort se voit sacrifié à l’esthétique.

Je reviens sur ce fameux « éloge de l’ombre » : « Non pas que nous détestions ce qui brille, mais nous préférons le brillant ombré, reposé, au clinquant superficiel. C’est un lustre éteint qui évoque la patine du temps. » Et ceci encore : « L’esthétique de nos intérieurs repose précisément sur l’exigence d’une lumière indirecte et mate ». Donc, cette fois, le mystère du clair-obscur, plutôt que la pleine lumière, éclatante.

Enfin, il est bien apparu, déjà, qu’au-delà de conceptions esthétiques, ce qui est recherché concerne l’âme, son besoin de mystère, de paix intérieure, de contemplation, de méditation : « Nul doute que ce que les Occidentaux appellent “le mystère de l’Orient” désigne le silence inquiétant généré par cette obscurité. (…) Quand vous entrez dans une pièce à tatamis, la lumière qui y flotte a quelque chose de différent d’une lumière ordinaire, possède une sorte de gravité et de caractère précieux. (…) Si vous y restez un moment, vous êtes remplis de l’effroi qu’on peut ressentir devant “l’éternité”. »


Humilité

Sans agressivité, Tanizaki dénonce un certain orgueil occidental. L’Occident, dans le domaine architectural, se caractérise selon lui par le pragmatisme : recherche du confort, de la durabilité, et de l’apparence clinquante. Autrement dit, dans la logique wabi-sabi : des valeurs qui n’en sont pas, puisque ce courant sacrifie le pratique à l’esthétique, le confort au naturel, la durabilité à la fragilité apparente, le clair à l’obscur. Il y a bien un renversement de valeurs, qui doit nous questionner.

Sommes-nous, effectivement, pleins de cet esprit que l’on peut qualifier de « matérialiste » ? Ou bien accordons-nous une importance à l’âme ? Je ne parle pas seulement, ici, de la recherche d’un bien-être personnel. Car, dans cette esthétique du wabi-sabi, j’entends quelque chose de plus profond, à savoir, un besoin d’humilité, conforme à l’esprit de l’Évangile, face à la vie et à sa fragilité. L’esthétique du wabi-sabi rend celle-ci perceptible. C’est la reconnaissance d’une pauvreté constitutive de la condition humaine, pleinement assumée, et que ne viennent pas masquer les faux semblants du… Progrès !

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Yoan Michel

Contributeur

Yoan Michel

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