Quand Rodin bâtit une cathédrale…

“Quand un bon sculpteur modèle des corps humains, il ne représente pas seulement la musculature, mais aussi la vie qui les réchauffe.” – Auguste Rodin

Quand Rodin bâtit une cathédrale : réflexion artistique et spirituelle en hommage à l’artiste, à quelques jours de sa date d’anniversaire.

Qu’ils soient de bronze, de marbre ou d’argile, les chef-d’œuvres de Rodin palpitent autant que nos corps de chair, au point que l’on ne serait pas surpris, en s’en approchant, de sentir en émaner une chaleur frémissante…

Sculpteur de vie, Rodin voue une passion particulièrement intense pour les mains. Solitaires ou unies, crispées ou nonchalantes, en prière, au travail ou encore figées dans une étreinte, on peut dire qu’il les aura représentées dans tous leurs états ! C’est que, chez Rodin, la main n’est jamais “juste” une main: elle révèle l’homme dans son intégralité. Elle est, en somme, une sorte de synecdoque, cette figure de style où une partie est représentatrice du tout.

Mais quel est donc ce “tout” et que peuvent bien nous apprendre les sculptures de mains de Rodin sur le sens de nos vies humaines ? Ouvrons grand nos yeux et nos cœurs et penchons-nous plus particulièrement sur l’une d’entre elles…

L’homme est un bâtisseur cathédrale rodin 

La cathédrale. Avec un titre aussi explicite, Rodin semble être de ceux qui, entre les XIXe et XXe siècles, usèrent de leur art pour rendre hommage à la splendeur des cathédrales gothiques, de la plume de Victor Hugo au pinceau de Monet en passant par les méditations musicales de Debussy. Et de fait, le sculpteur ne cachait pas son admiration pour ces “grandes dames”, au point qu’il rédigea même un ouvrage à leur sujet en 1914 !

Pourtant, la “cathédrale” qu’il nous donne ici à voir et à ressentir n’est pas de pierre mais bien de chair… Espiègle provocation de la part d’un athée convaincu ? 

Accordons à notre maître sculpteur un peu plus de crédit ! En donnant à deux mains délicatement entrelacées le nom de cathédrale, Rodin semble plutôt vouloir nous rappeler la beauté profonde de nos vies humaines, dans tout ce qu’elles peuvent avoir de simple et de prosaïque.

L’homme est bâtisseur, et pas seulement de flèches de pierre figées dans l’éternité : nous sommes chacun appelés à devenir les architectes de nos propres existences. Nos familles et nos amitiés, notre travail quotidien, nos activités et projets divers et variés, et même nos corps : songeons à tous ces sanctuaires que nous avons vocation à soigner, cultiver et faire grandir chaque jour sur cette terre. Sous la voûte palpitante de ses deux mains de pierre, Rodin nous explique que l’ordinaire… est extraordinaire !

“Vraiment,” s’exclame-t-il par ailleurs dans l’ode aux cathédrales mentionnée plus haut, “les maîtres-bâtisseurs étaient des hommes fiers !” Oui, ils l’étaient, tout comme nous qui sommes appelés à construire jour après jour le monument de nos vies.

Nous sommes des êtres de relation cathédrale rodin 

Attention toutefois à ne pas nous croire seuls contremaîtres ! Si notre modèle de société nous berce souvent de l’illusion d’un individualisme souverain et d’une autonomie absolue, nous sentons bien au fond de nous qu’une telle atomisation va à l’encontre de notre nature véritable…

Approchez-vous et observez de plus près la sculpture de Rodin. En regardant attentivement, vous remarquerez sans doute qu’il s’agit là non pas d’une paire, mais de deux mains droites. Autrement dit, la “cathédrale” ne tient debout que par l’union de deux corps, par la collaboration de deux êtres. 

Auguste Rodin nous rappelle ainsi avec force qu’exister, c’est entrer en relation. Nous sommes faits pour la rencontre, et ce n’est que dans le lien avec nos semblables que nous pouvons nous construire et accéder à une liberté véritable. No man is an island, philosophait d’ailleurs fort justement le poète anglais John Donne quelques siècles auparavant, aucun individu n’est à lui seul une île, reprenant ainsi le fameux constat biblique : “Il n’est pas bon que l’homme soit seul” (Gn 2:18). Personne ne peut prétendre être le tout de l’humanité, et nous n’approchons de notre plénitude d’êtres humains que par et dans nos relations aux autres.

Bien que se faisant face, les deux mains anonymes sculptées par Rodin ne sont toutefois pas dans un rapport de force : elles apparaissent au contraire nouées dans un subtil dialogue d’égales, une conversation silencieuse et féconde où chacune tire l’autre vers le haut.

Dans leur complémentarité muette, elles semblent vouloir nous dire que, si je suis responsable de ma propre construction, je suis également appelé à travailler à “sculpter” mon prochain, à le faire grandir et exister. Je l’élève, au sens littéral du terme; je communie avec lui non pas pour qu’il me ressemble, mais pour qu’il puisse s’épanouir dans sa différence.

L’éternel mystère de l’autre 

Communion ne veut toutefois pas dire fusion, et la cathédrale de Rodin se compose de deux mains qui se frôlent, se “regardent”, sans chercher à s’agripper. Entre leurs paumes se trouve un creux, un étrange espace laissé délibérément vide…

Comment comprendre cette irrévocable distance voulue par l’artiste ? Revenons-en tout d’abord aux grandes dames de pierre que nous évoquions plus haut. Entre gargouilles et arcs-boutants, une cathédrale gothique est une véritable dentelle faite de cavités et d’interstices à travers lesquels le vent peut se faufiler et déployer son énergie vivifiante. Quoi de plus normal à ce que le monument de chair imaginé par Rodin cherche donc à évoquer cette particularité architecturale ?

Le poète autrichien Rainer Maria Rilke, qui fut un temps son secrétaire, va plus loin. Il note que le vide fait partie intégrante de l’œuvre du sculpteur et qu’il est à comprendre non pas comme un “abîme séparateur”, mais plutôt comme un lien. La distance serait-elle source de connexion et synonyme de relation? Derrière cette apparente contradiction se cache une émouvante leçon de vie. L’autre, cet être de chair qui me ressemble tant et que je peux pourtant voir, sentir, toucher… demeure en réalité un incommensurable mystère qui ne se laissera jamais saisir. Pour reprendre les mots du théologien protestant Paul Tillich :

“Un être humain, on doit toujours l’attendre. Même dans la communion la plus intime entre des personnes, il reste toujours un élément de non-possession, de non-connaissance et d’attente.” 

Ainsi, la cathédrale de Rodin ne prend son véritable sens que lorsque l’on comprend que les deux mains qui la constituent se figent dans un geste ému de contemplation mutuelle, comme pour nous inviter, nous aussi, à faire de la place au vide dans nos vies et à changer le regard que nous portons sur ceux qui les peuplent. Après tout n’est-il pas beau, ce miracle par lequel l’autre, tout proche qu’il nous soit, demeure finalement un éternel inconnu à réapprivoiser à chaque instant, à rencontrer à nouveau, comme au premier jour ?

Main dans la main vers l’infini… et au-delà ! 

Si les deux mains façonnées par Rodin se cherchent l’une l’autre, elles semblent aussi chercher quelque chose ensemble… La sculpture, loin de se renfermer sur elle-même, possède en effet une verticalité frappante, à l’image des monuments dont elle s’inspire. Cathédrales de pierre et cathédrales de chair tendraient-elles au fond vers le même horizon ?

Droites et élancées, l’une comme l’autre nous montrent que l’être humain nourrit le besoin de se dépasser, de rêver, de tendre vers un absolu. Et pourtant : nos édifices s’effritent, brûlent ou s’écroulent. Nos corps et nos esprits, eux, s’épuisent, se lassent et s’abîment à mesure que le temps fait son œuvre. “L’homme est comme un souffle qui passe,” dit le psaume (Ps. 144) : nos mains et le fruit de leur travail sont irrévocablement condamnés…

À travers La Cathédrale, Rodin ose toutefois affirmer que mortalité rime avec possibilité et que, tout fragiles que nous sommes, nous possédons en nous un instinct inné de transcendance —“gros mot” qui veut simplement dire que l’homme est fait pour Dieu.

Athée ou croyant, hindou ou musulman, nous sommes tous animés par ce que Louis Pasteur – contemporain d’Auguste Rodin – appelle pudiquement “la pensée de l’infini”. Nous nous tournons vers le ciel, non pas par pure ambition, mais avant tout parce que nous y sommes appelés.

C’est ainsi que l’expriment avec une surprenante délicatesse les premières pages du Catéchisme de l’Eglise catholique :

“Dieu […] a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse. De tout temps et en tout lieu, Dieu se fait proche de l’homme. Il l’appelle, l’aide à Le chercher, à Le connaître et à L’aimer de toutes ses forces.” 

Il est permis de douter que le très athée Rodin ait réellement cherché à prêcher de la sorte à travers sa “cathédrale”… Elle n’en renferme pas moins des trésors d’interprétation qui semblent dépasser l’intention originale du sculpteur, comme l’a démontré ce commentaire.

Pour le moment, laissons-nous tout simplement toucher par ces deux mains droites entrelacées pour l’éternité, ces mains anonymes qui pourraient être les miennes, les vôtres, et qui nous donnent tout simplement envie d’aimer.

 

Visiter le Musée Rodin pour aller voir La Cathédrale.

Eva Klein

Rédacteur

Eva Klein

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2 thoughts on “Quand Rodin bâtit une cathédrale…

  1. Merci pour cet article, qui nous montre une vision biblique de cet article, qui montre un point de vue fort intéressant.
    Soyez bénis et fortifié abondamment.

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