Le Corbusier et la Cité radieuse

L’expression « logements collectifs » fait immédiatement penser à de grandes barres d’immeubles, comme celles de la banlieue parisienne. On les nomme aussi, de manière péjorative, « des cages à lapins », car ce type d’habitat n’est pas du tout relié à l’idée de bonheur.

Pourtant, il y eut un architecte, franco-suisse, Le Corbusier (1887-1965), qui conçut ses « unités d’habitation » comme des lieux pour vivre mieux – « La Cité radieuse » à Marseille, édifiée entre 1947 et 1952, est la plus fameuse. Le concept est nouveau : celui de « village vertical ». On était après-guerre, dans l’urgence de la reconstruction, et Le Corbusier a répondu à une commande de l’Etat. 337 appartements sur 8 étages, pour accueillir environ 1600 personnes. Le bâtiment fait 137 mètres de long, 56 mètres de haut, et 24 mètres de large. Il a été inscrit aux Monuments Historiques dès 1964, donc du vivant de l’architecte.

En quoi cette cité est-elle « radieuse » ? Nous essaierons de comprendre la dimension utopique de ce projet.


Le Corbusier et La Cité radieuse

Dès sa construction, la barre d’immeuble (car elle se présente ainsi) est apparue comme un ovni aux Marseillais, qui l’ont surnommée : « la maison du fada ». Pour autant, elle est bien loin d’être l’œuvre d’un fou !

Chaque appartement est une cellule, montée en usine, puis incorporée dans la carcasse de béton. Ces cellules s’imbriquent les unes dans les autres sur sept étages et sont desservies par de larges « rues », et non pas des « couloirs ». Le Corbusier lui-même a employé l’image d’un casier à bouteille, où chaque appartement vient prendre sa place. Entre le 3e et le 4e étage, le « déambulatoire » fait face à la mer.

Il s’agit de la première unité d’habitation dotée de services de proximité comme des commerces ou une école maternelle. Sur le toit en terrasse, on trouve : un gymnase, une pataugeoire pour enfants, une piste d’athlétisme, un auditorium de plein air, un théâtre, des tables de pique-nique, un solarium, et l’on a une vue sur la ville à 360 degrés. En plus des habitations, 18 chambres d’amis ont été prévues, en cas de besoin, pour faire office d’hôtel communautaire.

L’appartement type est un duplex, semblable à une petite maison individuelle. En bas, on trouve la cuisine, le coin repas et le séjour. Un escalier mène aux chambres. Le système d’isolation thermique et phonique est très performant. Les portes-fenêtres sont, pour la première fois, dotées de double-vitrage. Le Corbusier a eu le souci de fournir le plus possible la sensation d’espace, par rapport à la superficie. Ainsi, le bas s’ouvre sur une loggia-jardin, donnant sur toute la ville. L’ensemble devait constituer « une cité-jardin verticale ».

Le Corbusier a vraiment créé la Cité radieuse comme un espace épuré, lumineux, coloré, et convivial. On peut y éprouver l’impression d’avoir embarqué sur un paquebot…


Une utopie ?

En plus d’être un architecte, avec tout ce que cela implique de connaissances techniques, Le Corbusier est un penseur, et même, d’une certaine manière, un poète visionnaire. Deux principes majeurs ont guidé son travail. Le premier pourrait être relié à la biologie : tenir compte de ce que l’homme est, sur le plan biologique, de ses besoins. Le second, lui, est d’un tout autre ordre, et se relie à l’influence exercée sur Le Corbusier par l’architecture sacrée.

Comment ces principes se traduisent-ils, de manière concrète, dans la Cité radieuse ?

S’adapter à la réalité biologique de l’homme est le premier impératif.

Le Corbusier a inventé une notion architecturale, nommée « Modulor ». Ce mot-valise est une contraction de « module » et « nombre d’or ». Il désigne une silhouette humaine, standardisée, permettant de concevoir des architectures à taille humaine. S’il y a un certain gigantisme du bâtiment, vu extérieurement, par contre, au niveau de l’aménagement intérieur, absolument tout est pensé à la taille et en fonction de l’homme.

Le Corbusier définissait l’appartement comme « le contenant d’une famille ». Preuve que, pour lui, celle-ci était la cellule de base du corps social. On retrouve d’ailleurs cette idée du « corps » dans le bâtiment, formant un tout, dont toutes les parties sont complémentaires. Ce n’est pas par hasard qu’il a choisi l’expression « unité d’habitation », pour désigner ce type de construction.

Il semble que le Corbusier ait constamment eu à l’esprit les besoins du corps. Satisfaction des besoins alimentaires, avec les commerces à disposition. Celle des besoins physiques, avec le déambulatoire, ou bien la piste d’athlétisme, le gymnase, ou la pataugeoire pour enfants, sur le toit de la terrasse. Chez Le Corbusier, utopie se conjugue avec sens concret du réel.

Mais l’homme est aussi âme et esprit. Les écrits de Le Corbusier témoignent de son observation attentive des monuments de l’Antiquité, et notamment les espaces sacrés : temples ou églises. Il en reste quelque chose dans la réalisation du projet de la Cité radieuse.

En 1933, lors d’un Congrès international, Le Corbusier a défendu cette thèse : « Les matériaux de l’urbanisme sont le soleil, l’espace, les arbres, l’acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie ». Voilà qui permet de justifier le choix du nom « Cité radieuse », puisque Le Corbusier considère bien le soleil, la lumière, comme le « matériau » premier d’un architecte. De fait, la recherche de luminosité a été une de ses priorités.

Dans son volume de textes théoriques Vers une architecture, il évoque une « trace d’absolu indéfinissable préexistant au fond de notre être », ou bien encore une « table d’harmonie qui vibre en nous », « cet axe sur lequel l’homme est organisé, en accord parfait avec la nature » et qui « nous conduit à supposer une unité de gestion dans l’univers, à admettre une volonté unique à l’origine ». Il est clair que les fondements du travail de cet homme ne furent pas uniquement théoriques. « L’architecture est au-delà des choses utilitaires ». On voit bien, avec ces citations, que l’on frôle la métaphysique.

En fait, Le Corbusier a été très soucieux de l’épanouissement intérieur de l’être humain. Celui-ci peut, dans le déambulatoire, marcher en regardant la mer au loin. Des loggias, ou depuis la terrasse, la vue est très belle. Les couloirs sont appelés des « rues », prévues pour que l’on s’y rencontre et échange, tout comme la « place publique », sur le toit. Les chambres d’amis révèlent un souci de rendre l’accueil de l’autre possible. Pour la première fois, les cuisines sont ouvertes : une révolution ! Le Corbusier sort la femme des traditionnelles cuisines qui l’enfermaient, pour qu’elle soit « avec ». Oui, il s’agit de vivre mieux en vivant ensemble.

Nourrir l’esprit compte également. Pour les petits, une école maternelle est prévue. Détail révélateur : les chambres d’enfants, par deux, sont séparées par une cloison mobile, sur laquelle l’enfant peut écrire ou dessiner. Pour les adultes, on a un théâtre, ou un auditorium de plein air : ce sont des espaces, sur le toit en terrasse, qui ouvrent des possibles. La décoration joue sur une alternance de couleurs vives, pour le plaisir des yeux.

Il est très net que Le Corbusier a voulu créer un lieu idéal d’épanouissement familial, social, et individuel.


Avoir des valeurs

Ce qui me touche, avec ce projet, c’est sa réalisation, bien sûr, mais, plus encore, ce qu’elle révèle de l’architecte. Il est évident que La Cité radieuse n’a rien à voir avec ces « cages à lapins » auxquelles je faisais allusion dans l’introduction. Pourquoi ? En raison des principes moteurs de l’action de Le Corbusier. Cet architecte était pleinement un homme, habité, d’abord, non par des considérations techniques, mais humaines.

Tout, dans ce projet, révèle un souci de l’homme, pris dans sa globalité : corps et âme, et autant dans sa dimension individuelle, que familiale, ou sociale. Le Corbusier était capable d’utopie.

Il ne s’est jamais réclamé d’aucune appartenance religieuse, mais nous l’avons vu évoquer tout de même une sorte de principe organisateur de l’univers, et « admettre une volonté unique à l’origine ».

Je crains qu’il ne manque parfois, aujourd’hui, à certains projets, ces dimensions éthique et spirituelle, si essentielles. Le Corbusier nous amène, chacun, à une interrogation sur les valeurs qui portent nos actions.

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Yoan Michel

Contributeur

Yoan Michel

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