Comment vivre une vie incarnée : étape 5

Si la formulation « vie incarnée » a été choisie pour cette série d’articles, c’est bien parce qu’elle intègre tout ce qui fait notre humanité : notre valeur, nos dons, nos espoirs, nos aspirations ; autant que nos faiblesses, nos limites, nos vulnérabilités. L’incarnation de Jésus, Dieu fait homme, est, semble-t-il, une voie intéressante pour saisir comment vivre cette humanité. Cela, car, que l’on croie ou non qu’il est Dieu, sa vie et ses discours ont marqué par leur radicalité et leur profondeur.

En esquissant certaines des étapes pour une vie incarnée, une pédagogie semble s’être mise en lumière. Elle conduit à une vision de l’existence qui cherche des « je » responsables, en relation avec Dieu tel qu’il est présenté dans la Bible. L’incarnation serait donc ce modèle qui nous est donné pour vivre notre humanité, telle que Dieu lui-même l’a vécue, en Jésus.


Incarner la relation

Après les étapes détaillées précédemment, il nous faut désormais passer du « je » (celui qui est responsable, qui se met en marche) au « nous ». Les contours de ce « nous » ont commencé à se dessiner à travers la possible relation à Dieu. Ces deux « je » qui se rencontrent pour entrer en dialogue et cheminer ensemble.

Ce « nous » relationnel, est nécessaire, qu’il s’agisse de la relation à Dieu, ou de la relation aux autres. Car véritablement, je ne vis pas pour moi. Autrement, quelle vie véhiculerais-je ? Si elle ne devait être tournée que vers et pour moi, ne se retrouverait-elle pas enfermée dans la cage du « moi », où les barreaux de l’égocentrisme et du narcissisme l’emprisonneraient ?

Or en s’incarnant, il semble bien que Dieu invite à plus. Dieu apparaît lui-même comme une personne relationnelle ; n’est-ce pas le cas lorsqu’en s’incarnant, il vient à notre rencontre ? N’est-ce pas le cas, lorsque dans les évangiles, on voit Jésus entrer en dialogue avec les uns et les autres ?

La relation : il s’agit bien là d’un enjeu primordial pour l’être humain. Plus encore, la vie de Jésus semblait atteindre un extrême… le don absolu de soi.


Jésus, un humaniste ?

Si la pensée humaniste est née à la Renaissance pour devenir une voie vers l’épanouissement et l’autonomie de l’Homme, la foi chrétienne semble en dévier de bien des manières. « Le terme d’humanisme est aujourd’hui entré dans le langage courant comme une certaine forme d’altruisme et de bienveillance »1, des concepts que l’on retrouve volontiers dans la pensée chrétienne. Pourtant, « L’humaniste affirme sa foi en l’être humain qu’il place au centre de tout. » Dans cette optique, la connaissance est perçue comme un moyen d’accéder à la liberté.

On reconnaît bien chez Jésus un certain côté « humaniste » tel qu’on le comprend aujourd’hui : il est tourné vers les autres, fait preuve de bienveillance, défend la dignité humaine, vit la fraternité… Autant de valeurs que l’humanisme contemporain semble défendre.

Cependant, la foi chrétienne, avec Jésus en proue, pointe vers une vision de l’Homme qui paraît moins édulcorée : l’être humain, en rupture avec Dieu, ne peut s’en sortir seul. C’est au cœur de cette affirmation que l’incarnation de Jésus prend tout son sens : voici un dieu qui prend sur lui de rétablir la relation avec l’humanité telle qu’il l’avait souhaitée pour l’Homme. Mais cela ne s’opère que d’une façon : le don de soi.


Le don de soi : moi pour toi

En effet, la fête de Pâques encore célébrée de nos jours rappelle ce don. Il y est question du don d’une vie… qui passe par la mort. Cela peut sembler excessif ! Jésus aurait choisi délibérément cette voie afin de révéler jusqu’où l’amour pour l’autre devrait aller. Vraiment ???

Peut-être que si Dieu nous veut effectivement responsables, aussi nous souhaite-t-il responsables du don de notre être. Non pas comme une obligation ou une mainmise sur notre vie, mais d’abord comme un don fait dans la confiance. Le don d’une vie déposée aux pieds de celui qui saura en prendre soin : celui qui est la vie elle-même.

Pascal Ide, professeur au Collège des Bernardins, note :

« L’égoïsme est l’amour de l’autre pour soi. C’est de l’utilisation. Par exemple, nouer des relations avec tel collègue, tel voisin, car on sait qu’il peut nous rendre service (même s’il est d’accord), c’est de l’égoïsme. L’altruisme est l’amour de l’autre pour l’autre. […] L’amour de l’autre ne peut jamais être une négation de soi. […] C’est à cette lumière qu’il faut comprendre les paroles de l’Évangile sur le renoncement à soi : elles présupposent toujours l’estime de soi, dont Jésus nous a donné l’exemple. »2

Vu sous cet angle, le don de soi semble favoriser l’amour authentique de l’autre. Il s’agit de quitter alors l’épuisement du faire, pour enfin savourer l’être. Quitter la tyrannie du moi, pour expérimenter la joie du « nous ». Si la vie est don, alors lui enlever son essence même et la retenir prisonnière, dans un élan égoïste et peut-être empreint de la peur qu’elle ne m’échappe, reviendrait à la tuer. C’est ainsi que le renoncement à soi peut devenir apprentissage de la vie : celle qui conduit à l’amour pour l’autre.


Le don de soi : à toi, par choix

Plus encore que tout autre chose, l’amour que Jésus incarne jusqu’en sa chair, est un amour qui se donne plus qu’il ne se prend, un amour pour et envers les autres. Un amour vécu, exprimé en paroles autant qu’en actes. En disant « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis »3, c’est de sa propre mort dont Jésus parle. Il s’agit donc d’une « mort à soi » mais… qui apporte la vie. Jésus le dit ainsi :

« C’est pour cette raison que le Père m’aime, parce que je donne ma vie, pour ensuite la recevoir à nouveau. Personne ne me prend la vie, mais je la donne volontairement. J’ai autorité pour la donner et j’ai autorité pour la recevoir à nouveau […] »4

Ne serait-ce pas là ce à quoi il m’invite moi-même ? Suivre cette voie ouverte par Jésus, comme un modèle d’humanité vécue telle qu’elle devrait l’être : non pas seulement pour soi, comme un « je » qui priverait les autres d’un « nous » essentiel, non pas un amour naïf ; mais un amour qui englobe nos laideurs, nos fautes et nos injustices, et qui s’exerce au pardon.

Cela, selon la foi chrétienne, c’est là un cheminement dans lequel Dieu en personne m’accompagne.

Car la vraie humanité, le vrai humanisme en tant qu’épanouissement, ne serait-ce pas de faire et vouloir le bien, selon Dieu ? En d’autres termes : pour être vraiment humains, pour s’engager pleinement sur la voie de l’incarnation, ne devrait-on pas d’abord reconnaître le besoin du modèle qu’est Jésus ? Si « l’Homme ne se trouve que dans le don sincère de lui-même », et qu’il n’accomplit sa liberté que lorsqu’il comprend qu’il doit se donner à l’autre5, alors la liberté n’a de sens que si l’on se donne à l’autre.

Me voilà libre, lorsque je renonce à nourrir le moi vorace de satisfactions éphémères pour laisser Jésus en prendre soin. Vous savez : ce moi vorace qui dévore l’amour de l’autre pour le tourner uniquement vers soi, qui accapare toute mon attention, aveuglé par mes désirs si souvent mal orientés et qui parfois, ne visent même pas mon propre bien…

Le premier renoncement à soi est donc d’abord celui d’un abandon en Dieu (ou Jésus), qui m’apprend ce fameux « pas de foi », qui consiste à dire « j’accepte et je reconnais que Dieu (ou Jésus) est maître de ma vie ». Alors… alors la vie commencera.

« (…) Moi (Jésus), je suis venu afin que les hommes aient la vie, une vie abondante. »6


1https://www.geo.fr/histoire/quest-ce-que-lhumanisme-201409, consulté le 16/05/2022, nos italiques.

2Voir son article http://pascalide.fr/lamour-de-soi/, consulté le 10/05/2022.

3La Bible, Évangile selon Jean, chapitre 15, verset 13.

4La Bible, Évangile selon Jean 10.17-18.

5Dans la Théologie du corps, mise en mots par Jean-Paul II.

6La Bible, Évangile selon Jean 10.10.

Sara Le Levier

Rédacteur

Sara Le Levier

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Louise Dibling

Contributeur

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