Comment vivre une vie incarnée : étape 4

« Ma personne était hideuse et ma stature gigantesque. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui étais-je ? Qu’étais-je ? D’où provenais-je ? Quelle était ma destinée ? »1 Ces quelques lignes tirées du livre de Mary Shelley nous rapportent les interrogations de la créature de Victor Frankenstein. Plus encore, elles font échos à nos propres questionnements existentiels.

Si la relation à Dieu est un dialogue et un partenariat entre deux « Je », comme nous l’avons déjà noté2, la question de mon identité se pose. Cette dernière est vaste et complexe, mais elle se doit d’être abordée, au moins sous certains aspects, dans le cadre de ces étapes pour une vie incarnée.


Le besoin d’un miroir

Ce sont par nos yeux que l’on voit le monde. Pour autant, il existe un « angle mort » qui leur reste inaccessible. Faites leurs regarder vos pieds, vos jambes, votre bassin, votre torse, vos bras et vos épaules, et même votre dos. Puis, arrivé à la tête, plus rien.

Impossible de voir votre propre visage ! Ce qui semble vous définir le plus vous est inaccessible…

Aussi, un miroir devient nécessaire, ou tout du moins, quelque chose pour le refléter. La créature de Frankenstein elle-même tente une comparaison afin de comprendre qui elle est ; en surgit cette exclamation :

« Créateur maudit ! Pourquoi avez-vous formé un monstre si hideux que vous-même, vous vous détourné de lui avec dégoût ? Dieu, dans sa pitié, a fait l’homme beau et séduisant, d’après sa propre image ; mais ma forme est une caricature immonde de la vôtre, plus horrible même à cause de sa ressemblance. »3

Haït, méprisée et abandonnée par son créateur, la créature se prend en dégoût. Autant dire que le miroir (le regard de son créateur) qu’il lui a été tendu ne lui a pas renvoyé une image très reluisante… Sa valeur, sa dignité, son existence même s’en trouvent remis en question…

Or quel miroir puis-je moi-même utiliser ? Existerait-il même un miroir dans lequel me voir « vraiment » ?

Si Dieu a créé l’Homme a son image4, voilà peut-être une piste vers laquelle se tourner pour mieux comprendre qui je suis et quel est mon « visage ».


« Face-à-face »

L’incarnation de Dieu suit une pédagogie particulière.

Jésus réintègre ceux mis au ban d’une société qui les rejette, redonne dignité et valeur à ceux que l’on considère insignifiants.

Dans une rencontre, Jésus rétablit le statut et réintègre publiquement une femme malade depuis douze ans5. Jésus permet à une autre femme, méprisée à cause de ses origines et de ses relations « douteuses », d’exprimer son besoin d’une relation qui la comble et qui la ressource6. Dans ces face-à-face, Jésus suscite la parole, invite les personnes croisées à exprimer leur vouloir et leurs besoins pour finalement les rétablir dans leur subjectivité.

C’est d’ailleurs sans doute dans les « face-à -face » qui jalonnent les Évangiles que nous pouvons le mieux observer cet « effet miroir ». En effet, le processus d’incarnation qui suit le mouvement d’un Dieu « d’en haut » venant « en bas », semble rappeler celui qui se joue lors de ces rencontres entre Jésus et les protagonistes dans les Évangiles. Le voilà qui vient là où est la personne, dans ce qu’elle vit, ce qu’elle est, pour l’y rencontrer.

En quoi cela a-t-il un lien avec la question de mon identité ? Certainement parce que dans la rencontre personnelle, Jésus suscite la subjectivité en rétablissant l’autre dans sa responsabilité. En se mettant à ma hauteur, il me permet d’y voir mon reflet.

Jésus, visage de Dieu, semble donc se poser en miroir pour l’être humain.


Un « je » de révélation

Ainsi, dans ce jeu systématique du « Je-à-je », Jésus se révèle lui autant qu’il révèle l’autre à lui-même.

Jésus en miroir, me révèle mon vrai « visage » et les contours qui le dessinent, dans tout ce qu’il a de plus laid, mais aussi dans tout ce qu’il a de plus beau.

Voici, le reflet qu’il me renvoie me dit à la fois

qui je suis(un être humain blessé et imparfait, mais aimé par son créateur),

qui ne je suis pas(Dieu, parfait),

et qui je suis appelé à devenir(un être humain responsable, réconcilié avec Dieu).

Mais se faisant, il ne laisse pas dans un constat désespérant. Cette révélation de ce que je ne suis pas (parfait), me conduit à voir qui je suis aux yeux de Dieu :

« tu n’es plus esclave, mais enfant […]. »7

Cette parole marque un premier jalon fondant intrinsèquement mon identité. Je ne suis plus esclave de ce qui m’enferme et désuni mon être, je suis aimé, accepté, désiré.

À la femme malade qui se cachait parmi la foule de peur d’être vue, Jésus l’en fait sortir, elle ne peut plus se fondre dans la masse, elle doit reprendre possession de sa vie en se révélant. Cela lui est permis par Jésus, déjà par la guérison obtenue, mais davantage encore en lui permettant de reprendre place dans la société. Si sa maladie l’isolait, désormais elle redevient un être à part entière, capable d’agir, restauré, réhabilité. Autrement dit, elle redevient sujet, un « je » : elle est une femme comme tant d’autre, mais porteuse de sa propre histoire, transformée par une rencontre décisive. En pédagogue, Jésus me fait donc exister en tant que « je » par la parole, dans le dialogue, dans le « face-à-face » qu’il propose, et le regard qu’il pose.


Ancré et incarné

Jugé subversif par ses contemporains, Jésus frôle l’indécence : il dîne chez les collecteurs d’impôts considérés comme des voleurs et traitres, il accuse les religieux bien-pensants de faire le mal, aborde une femme étrangère à la vie douteuse et perçue comme une ennemie… Bref, Jésus déjoue, défit et défait les préjugés, même ceux dont il est l’objet. Ancré et sûr de son identité, il est libéré du souci de lui-même.

Pascal Ide, prêtre catholique et ancien médecin généraliste, le formule ainsi8 : « un « je » en bonne santé, est un « je » silencieux ». Autrement dit, comme un corps qui ne souffre pas reste silencieux, l’égo est équilibré : ni trop effacé, ni trop prononcé. Aussi, la juste estime de soi, ne serait-ce pas s’aimer suffisamment pour aimer l’autre sans lui faire porter nos problèmes ? Ne pourrait-on pas voir en Jésus un « Je » capable de justesse, pleinement unifié et donc, tourné vers et au service des autres, librement ?

Il nous laisse alors un modèle :

être moi pour vivre la rencontre avec l’autre, et le laisser à son tour être lui-même.

Comme un chemin d’incarnation où Dieu me conduirait à comprendre et vivre qui je suis. Non pas pour rester dans un élan égocentrique et autocentré, mais davantage pour mieux vivre les relations et se mettre au service de l’autre.

Finalement, peut-être pouvons-nous dire que « Dieu avec nous », c’est la promesse d’un apprentissage du vivre et de l’être, dans une humanité petit à petit restaurée et incarnée.


1Frankenstein ou le Moderne Prométhée, Mary Shelley, éditions pocket,1994, chapitre 15, p.155

2Articles précédents étapes 1, 2, 3

3Op cit., Mary Shelley, p.157

4Livre de la Genèse 1.27

5Évangile selon Luc.8.40-48

6Évangile selon Jean 4.1-42

7Lettre aux Galates, chapitre 4, verset 7.

8Dans son cours intitulé Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Introduction à la psychologie, au Collège des Bernardins, le 15 mars 2022.

Sara Le Levier

Rédacteur

Sara Le Levier

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Louise Dibling

Contributeur

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